Slaloms entre les rochers du Rio Guadiana

Il fait froid ce jour-là lorsque je me lève vers sept heures du matin, horaire portugaise, pour préparer une casserole de porridge accompagné d’amandes locales pour l’équipage. Il est rare d’avoir des températures si fraîches au mois de février à Pomarão, un petit village portugais où vit une trentaine d’habitants. Le hameau se trouve le long du Rio Guadiana, juste à l’endroit où celui-ci cesse de faire la frontière sud entre l’Espagne et le Portugal. En amont de Pomarão les deux rives du fleuve sont portugaises, jusqu’au grand lac artificiel d’Alqueva une centaine de kilomètres plus haut. Ensuite, le fleuve fait à nouveau frontière sur 50 kilomètres, puis retourne en Espagne. Ce matin nous avons prévu de naviguer jusqu’à Mértola, la dernière ville du Rio Guadiana accessible en voilier, elle se trouve tout de même à 35 milles de l’embouchure du fleuve. Environ deux heures de navigation à moteur séparent Pomarão de Mértola, le chef lieu du secteur, d’après Jorge, notre guide du jour. L’accès n’est possible qu’à marée haute, il n’existe pas de cartes précises du Rio après Pomarão, et le balisage s’arrête également où nous nous trouvons. Cinq milles en aval de Mértola de dangereux rochers, immergés à marée haute, sont éparpillés dans le lit du fleuve. Il est donc conseillé de remonter le fleuve accompagné d’un guide pour éviter de taper les cailloux avec son bateau. Les navires à fort tirant d’eau sont donc fortement handicapés dans cette navigation. Jorge nous raconte qu’une fois il a aidé un ami espagnol à remonter le fleuve avec son voilier d’1m90 de tirant d’eau, mais qu’il ne le referait pas de si tôt. Sur la Baleine, lorsque safran et dérive sont relevés il ne reste plus qu’1m20 de hauteur de coque dans l’eau, nous ne devrions donc pas avoir de problèmes.

Jorge est encore mieux habillé qu’à son habitude pour l’occasion. Cela fait deux ans qu’il n’est pas remonté en bateau jusqu’à Mértola. Avec deux ou trois pêcheurs, il fait partie des derniers habitants du Rio à connaître les secrets du Rio Guadiana après Pomarão. Les cinq membres de la Baleine sont sur le pont pour préparer le départ. Marie et Didier, deux jeunes retraités français, venant d’acheter une petite maison dans le village (ce qui a grandement fait descendre la moyenne d’âge), nous accompagnent pour la traversée. Ils redescendront avec la barque de Jorge amarrée à l’arrière de la Baleine. Un vent frais vient du Nord, juste là où nous nous dirigeons, mais de toute manière nous ne pensons pas hisser les voiles. Le génois à endrailler est ferlé sur le pont depuis deux semaines, suite a une réparation, un tas de peintures et d’outils le recouvre en prévision de la future peinture de pont. Et si nous commençons à tirer des bords sur le Rio nous n’arriverons jamais à l’heure pour la pleine mer. C’est donc le bon vieux Thornycroft de 50cv qui doit nous mener à Mértola, mais notre ancêtre du Royaume-Uni nous pose quelques problèmes depuis notre arrivée dans le Guadiana. Après la pompe de liquide de refroidissement c’est au tour du filtre à gasoil de nous faire des siennes, le filetage de la vis de purge s’est usé et elle ne tient plus dans son emplacement. On l’a remplacé par une vis en plastique plus longue et une bonne dose de Téflon. Ça fonctionne pour l’instant mais j’ai peur que ça lâche à un moment …

J’appréhende le démarrage du moteur par ce froid et une potentielle fuite sur le circuit gasoil à cause de ce rafistolage. Je m’éclipse cinq minutes pour profiter une dernière fois des toilettes de Pomarão, à mon retour le moteur tourne comme une horloge. Apparemment il a eu un peu de mal au démarrage, mais rien d’inquiétant. Nous larguons les amarres en temps et en heure. Les hérons, cormorans, et aigrettes du Rio sont déjà réveillés et regardent la Baleine traverser leur territoire. Ici le Rio est plus sauvage, par endroit les falaises tombent directement dans la surface de l’eau. Des petites îles verdoyantes apparaissent le long des berges. Nous croisons les premiers murets de pierres construits par les romains de chaque coté du Rio. Ils dépassent d’1m la surface de l’eau et forment une sorte d’entonnoir de l’amont vers l’aval. D’après Jorge les romains les ont construits pour accélérer le flux du courant et ainsi améliorer le désenvasement du fleuve lors des grandes crues. Aujourd’hui, cela se fait mécaniquement puisque le grand barrage d’Alqueva contrôle le flux du fleuve et prévient les grandes crues et les inondations. Selon les pêcheurs, l’eau est aussi de moins bonne qualité car il y a moins de courant et donc moins de poissons.

Nous naviguons sans danger jusqu’au hameau de Penha d’Aquia, la Baleine file à 6 nœuds au milieu du fleuve. Puis quelques milles plus haut Jorge nous demande de ralentir et de frôler la rive gauche du fleuve, nous passons à quelques mètres de la berge. C’est le premier amas de rochers que nous rencontrons. Nous louvoyons ainsi encore trois fois avant l’arrivée à Mértola. En face du domaine viticole Herdade da Bombeira (ils produisent d’ailleurs un très bon vin qui est venu enrichir la petite cave de la Baleine), nous passons tout près d’une falaise tombant à pic dans le Rio.

Une fois passé le dernier coude de cette remontée, le château de Mértola s’offre à nous, du fleuve nous avons une magnifique vue sur sa grande tour surplombant la ville. Chiko du Vendaval, le navire municipal qui remonte les touristes d’Alcoutim à Mértola pose ses filets depuis sa petite barque. Il nous guide jusqu’à notre ponton au pied de la ville. Il est l’un des derniers pêcheur du Rio, alors que celui-ci comptait encore de grandes communautés de travailleurs du fleuve il y a trente ans. Aujourd’hui, il n’y en a plus qu’un seul pêcheur qui vit de sa pêche et encore pendant les deux mois d’été les prises sont bien maigres. Il habite à Alcoutim, mais ça c’est une autre histoire.

Un baleinos