Vendredi 26 mai 2023
Jour 1
Ça fait une grosse semaine que nous sommes prêts et que nous attendons que le vent passe du bon côté pour notre départ vers Essaouira.
Une petite fenêtre se dessine enfin ! Un Nord Ouest plutôt faible qui nous fera faire la route au travers et peut être au portant sur la fin. On sait qu’on va avoir des moments de pétole, sans vent, mais on décide de partir quand même… pour espérer arriver à temps. Notre premier spectacle a lieu le 1er juin et il y a un peu moins de 400 miles pour arriver à Essaouira. Si nous faisons environ 4 nœuds de moyenne, nous pouvons arriver en 4 jours… c’est limite mais ça devrait le faire !
Nous accueillons trois invités à bord de la Baleine pour cette fois. Anna, tangéroise depuis 20 ans, et François et Lucie, un couple belge rencontrés dans le Guadiana. Omaé ne naviguera pas avec nous cette fois ci, il a décidé de passer par les terres pour rejoindre le sud.
C’est réconfortant d’avoir des amis à bord : nous devions embarquer Nabil notre pote casaoui avec nous pour cette navigation, mais la géopolitique mondiale lui a empêché de venir avec nous. Impossible pour lui, sans visa, de monter sur notre bateau français. C’est comme si nous voyagions avec un bout de notre territoire national, même loin de notre chère patrie il nous est interdit d’accueillir qui nous voulons à bord ! Eh oui Madame, la loi c’est la loi, m’a dit le chef de l’Immigration à Tanger… Bon, si nous replaçons dans le contexte, Tanger et le Détroit de Gibraltar est une zone extrêmement tendue par les passages clandestins, de passagers et de marchandises, vers l’Europe. Seulement 14 km.. Comment peut-on vivre avec, devant ses yeux, l’Espagne, le rêve européen à seulement 14 km !? C’est seulement les jours de brouillard qu’on n’aperçoit pas la côte espagnole depuis Tanger.
Autrement dit, face à ce mur maritime, ces gardes côtes et ces contrôles, moi avec mes arguments « on ne navigue que dans les eaux marocaines, on va faire des spectacles à Essaouira, je peux vous donner une preuve de l’Institut Français ! » je ne fais pas le poids…
Bref ! Nos amis sont à bord, et c’est tant mieux. Nous procédons à nos petits rituels de départ : visite du bateau, explications de notre fonctionnement à bord, tour de paroles sur nos envies et nos craintes… Parés au départ ! Derniers au-revoirs sur le ponton, on attend Quentin qui finit les démarches au bureau de douanes… Il en revient furax. Comme nous changeons administrativement de Capitaine à chaque escale, cette fois c’était Omaé qui était sur le papier… Or il ne repart pas avec nous. Alors ça bloque, ils ne veulent pas nous laisser partir… S’ensuit un épisode de type Astérix dans la maison des fous : il faut refaire le papier. En passant d’un bureau à un autre, nous voici les 4 propriétaires dans le port des ferry, dans le bureau de monsieur l’Ordonnateur, seul à pouvoir tamponner un papier écrit de la main d’Omaé qui dit juste : je soussigné blabla donne la responsabilité du bateau à blalabla … La scène est absurde mais drôle.
On finit par larguer les amarres ! Il y a pas mal de vent à la sortie du port, on trace en longeant le Cap Spartel. C’est beau ! On ne s’éloigne pas trop de la côte, on sait que la zone des orques est derrière la ligne de profondeur des 40m. Les orques, cette menace étrange : on le sait, elles ne sont pas loin, et on a vu un bateau remorqué dans le port de Tanger dont les safrans ont été complètement détruits par leurs coups de museau. Et en même temps, c’est une menace qu’on ne voit pas…
Plus loin, après avoir croisé des filets à thon que l’on a dû contourner, on voit une forme flotter sur l’eau… Qu’est-ce que c’est ? On s’approche… C’est une masse de bonne taille, de couleur gris/rose, des goélands ont l’air d’en faire leur repas. Poisson ? Barque ? Toutes les suppositions sont permises ! Une vache ? En s’approchant on distingue ses yeux, sa forme… C’est bien un poisson, énorme ! Je n’ai jamais vu ça. Il est en décomposition, c’est un peu effrayant. Sûrement un énorme thon !
Le soleil se couche. Je prends mon quart avec Anna en début de nuit. Il y a des orages au loin. Le vent tourne… On le savait, il ne sera pas stable. A voir s’il tient toute la nuit. Avant de partir on a décidé de ne pas trop hésiter à mettre le moteur quand il n’y a plus de vent, chose qu’on ne fait pas forcément d’habitude. Le balancement de La Baleine quand elle est à l’arrêt peut être très désagréable, elle roule de toute sa lourdeur, et nous ne devons pas non plus arriver trop tard à Essaouira.
Quand je suis remplacée et que je vais me coucher, j’ouvre le hublot de la cabine. Le vent est doux. J’entends l’eau frétiller sur le bateau avec la petite vitesse que l’on a. Il y a des éclairs au-dessus d’Asilah.
Jour 2

Katell me réveille à 6h15. C’est l’heure de prendre mon quart ! Je suis quand même bien reposée. Comme on est 7, on arrive à faire des quarts espacés d’environ 5h. Lucie va se coucher et tandis que je prends la barre, le vent faiblit… Quand Anna sort, on se lance dans une grande discussion sur la famille. Petite pluie, et arc en ciel ! Le soleil revient.
Jour 3
C’est vraiment une navigation très tranquille. On a passé une dizaine d’heures devant Rabat puis Casa et sa grande mosquée qu’on voit de loin, ça n’avançait pas. RAS. Je me suis demandée ce que j’allais raconter dans ce récit de navigation. Lourde charge que de décrire ce que l’on vit ! Ce doit être épique ! C’est l’aventure ! Et en fait, pendant une navigation comme ça, il ne se passe vraiment pas grand-chose d’incroyable. Je pense à Alice Zeniter, et à son discours sur les récits et comment ils se sont construits au fil des époques : bien plus intéressant le récit d’un chasseur qui doit se cacher pour viser le bison, puis esquiver, sortir sa flèche ! face aux cueilleurs qui ne font que récolter une baie… puis une autre baie.. puis une autre. Ce sont les récits des chasseurs qui sont restés, pas ceux des cueilleurs alors qu’ils étaient plus nombreux ! Elle raconte que cela a façonné nos manière de se raconter.
Je me suis réveillée à 10h et on était encore devant Casa. Ça me fait penser à Nabil en plus. Quel monde de merde ! Je prends la barre. Le soleil est fort. Je m’installe un coin confort pour barrer, avec des coussins, à l’ombre du panneau solaire. Ça donne presque envie d’arrêter le bateau et de piquer une tête. Tout le monde se réveille petit à petit. C’est comme si le bateau dormait aussi avec les autres et que quand ils se réveillent, il reprend vie aussi. J’aime bien ces moments. François, Lucie, Quentin me rejoignent, on hésite à affaler le spi (cette grande voile en toile de parachute) qui est hissé depuis le matin. Mais au même moment, le vent reprend, Youpi ! « Le spi fait son office » comme disent nos amis belges, alors c’est reparti !


La cuve à gasoil fuit encore apparemment. C’est vraiment ingrat les chantiers. Omaé et Quentin y ont passé beaucoup de temps à Ayamonte, à resouder, trouver la bonne manière d’étanchéifier… C’est dur. Ça me fait penser à l’écran d’ordinateur que j’ai grillé avant de partir, en inversant les polarités quand je l’ai branché au 12volts… Et à ma virée dans l’immense souk « Casa barata » !pour en trouver un autre ! Mission accomplie mais bon, 3 jours de boulot dans les dents…
Plus tard, le spi est toujours en place, on relève notre position grâce au phare d’El Jadida. Je cuisine des tortillas patatas y pimientos, comme m’a montré Lucile.
Je vais me coucher. Cette nuit, je prendrai mon quart à 5h.
Jour 4
Quand je me lève, Lucie est à la barre et Lucas me cède sa place.
Il y a peu de vent, le spi fait la gueule, il dévente. Mais bon, il fait son taf de tenir le bateau à peu près en place, même si on avance pas d’un pet. Je sors le bouquin des Glénans pour voir comment faire le meilleur réglage. Enlever le barber du côté de l’écoute pour faire prendre plus de vent à la voile ? Hmm pas mal…
Anna me rejoint. Café. Je le fais beaucoup trop fort, il nous réveille trop ! Quentin nous rejoint. On empanne.
Le vent tourne trop, puis faiblit. On affale.
Grosse baignade, tout le monde à l’eau ! L’eau est claire et même pas froide ! La Baleine paraît énormissime quand on est dans l’eau à côté d’elle ! J’ai la vision de l’homme à la mer.. effrayant.
Je lis « Là où chantent les écrevisses », qui se passe dans le bayou en Nouvelle Caroline. Je me dis que l’héroïne serait aussi bien à l’aise sur un voilier, quoique peut être trop solitaire. On ne peut pas être solitaire quand on navigue à 7 sur un bateau, impossible de se cacher.
On pêche deux bonites et un maquereau !
C’est festin, choucroute de la mer ! C’est hyper bon la bonite, une chair incroyable.
Je vais me reposer, puis prends mon quart à 2h.
Les voiles sont affalées. C’est pétole totale.
Lucie et François boivent une tisane dans le cockpit. La lune est là, et son halo sur l’eau. Ils se posent une question existentielle : le halo de lumière vient jusqu’au bateau, pile poil, mais si on avançait, est-ce qu’il nous suivrait ? Bonne question. C’est vrai que ça fait comme un chemin lumineux scintillant entre nous et la lune.
On va attendre que le vent remonte, on sait qu’il sera là demain matin, on a vu la météo car on a capté internet près des côtes. Tout le monde dort, c’est bien. Je prends mon quart seule, en vigie sur le bateau. Lumière bleue, qui nous passe devant, c’est quoi ? Un casier. On dérive vers le large, la marée descend. Les lumières de Safi en face de nous. Sur le Cap précédent, les phares de la carte ne sont plus d’actualité, c’est dommage.
C’est méditatif, à part regarder autour, je n’ai pas grand-chose à faire. Je pense à Siham, rencontrée lors d’une des dernières soirées à Tanger. Longue discussion sur sa vie, ses choix, ses obligations. On a presque le même âge. Elle se sent le devoir de transmettre à ses petites sœurs que perdre leur virginité avant le mariage n’est pas un drame, mais une belle expérience. Je la trouve courageuse.
Il est 5h, je vais quand même aller réveiller le suivant…
Jour 5
Le vent tarde trop, on démarre le moteur. Stop baignade ! Pancakes. Le vent reprend ! La vie est belle.
Un peu après Safi, on se fait approcher par des pêcheurs, sur leur barque à grande proue, ils sont 2 à bord. Ils tentent de nous communiquer quelque chose au loin, on comprend qu’ils veulent des cigarettes. On leur en prépare quelques unes dans un sac plastique… Ils s’approchent vraiment près ! Tout sourires, ça les fait marrer de nous voir je crois. On essaie de s’échanger quelques mots… « Finn ? (où ?) Essaouira? Safi ? » « La, la » Ils sont d’une autre ville dont je ne connais pas le nom…
Quentin leur donne de main à main le sac, ils nous disent de ralentir mais on peut pas, on a le spi ! Ça pourrait être une manœuvre un peu dangereuse mais ça se passe bien.
Il commencent à s’éloigner mais là ils nous balancent du poisson ! Deux maquereaux terminent dans le cockpit tandis qu’un long congre vient s’enrouler autour du cou de Lucie ! Lucas en fait des conserves.
Nous arrivons à Essaouira au coucher du soleil, le passage entre l’île Mogador et les remparts est une belle récompense d’arrivée. On pose l’ancre. On range toutes nos voiles… On termine par notre habituel débrief de navigation… Plutôt très positif, et ouf ! On est arrivés à temps ! Demain on s’installera pour notre premier spectacle, et on ira découvrir la vie au-delà de ces remparts…
Lison