Les frontières de la mer : des îles Canaries au Sénégal

En naviguant de l’archipel des Canaries jusqu’à Dakar, la capitale du Sénégal, nous avons été confronté à une réalité peu joyeuse, l’émigration de personnes d’Afrique de l’Ouest vers les Canaries, îles de l’Union Européenne. De notre arrivée à l’île de El Hierro, à notre départ du Sénégal vers le Cap-Vert, ce sujet nous a accompagné tout au long de notre voyage. Nous avons beaucoup discuté entre nous de l’intérêt d’écrire encore sur cette thématique, bien couverte par les médias. Comment parler de ce sujet au vu de notre position de voyageur privilégié ? Mais après discussion, l’intérêt de vous faire entrevoir quelques scènes que nous avons vécues et ce qu’on a entrevu de cette triste histoire nous est paru pertinent.

Nous sommes arrivés le vendredi 27 octobre 2023 sur l’île de El Hierro. Nous visions le port de la Restinga, au sud, car on en avait entendu du bien. (Port pas trop cher avec des gens accueillants). Depuis que nous sommes arrivés aux Canaries je me renseigne dans la presse locale sur les traversées de migrants. J’avais lu que c’est à El Hierro qu’arrivent les pirogues en provenance du Sénégal. Cette année, elles sont très nombreuses, puisque les autorités espagnoles n’avaient jamais comptabilisé autant de personnes en provenance des côtes africaines. Pour autant, ce soir là, je n’avais pas imaginé voir la scène qui nous a accueilli dans le petit port de la Restinga. On a beau lire des choses, essayer de se les représenter, les vivre et les voir procure souvent une autre sensation.

Il fait nuit lorsque nous nous approchons de la Restinga, plus au sud nous distinguons les lumières de ce qui ressemble à un bâtiment de la marine nationale faisant des patrouilles en mer. Nous affalons les voiles, pour rentrer s’abriter au moteur dans le port. Une fois passé le grand quai à l’Est, nous découvrons avec stupéfaction une dizaine de pirogues sénégalaises amarrées sommairement, leurs peintures très colorées contrastant avec le gris du môle et ses lampadaires à la lumière blanchâtre. Derrière ces pirogues se trouvent environ deux cents personnes en tenues de sauvetage rouges et quelques bénévoles qui s’affairent à les distribuer. Nous apprendrons plus tard que toutes ces personnes ont fait le voyage entassées dans deux pirogues d’environ 20 mètres de long. La scène est bouleversante… Arriver en voilier exactement au même endroit et au même moment que tous ces exilés me procure une sensation étrange. Un mélange de honte, d’impuissance, de perplexité et d’indignation… Le contraste entre ces pirogues colorées et la tristesse de la scène est saisissant. Une question me taraude : qu’est ce qui peut bien pousser des personnes à risquer leur vie en mer, entassé à plus de 100 sur ces pirogues de pêche ?

Nous passons au ralenti entre les pirogues et les caméras de télévision, qui filment la scène en silence sur le quai d’en face. Rapidement un salarié du port, visiblement débordé et sur les nerfs, nous demande de foutre le camp sur le champ, nous expliquant qu’ils n’accueillent plus aucun voilier pour le moment. Nous nous exécutons et allons poser l’ancre quelques miles plus loin sur la côte sud de l’île pour la nuit. Le lendemain nous nous dirigeons, au près, plus au nord vers le port de l’Estaca. Là, en parallèle des préparatifs du départ vers le Sénégal, je me mets en tête d’essayer de rencontrer un sénégalais ayant fait le voyage par la mer jusqu’aux Canaries. Je veux comprendre ce qui peut pousser des personnes à traverser dans ces embarcations et savoir qu’est ce qu’on peut faire si on les croise en mer.

Peu de sénégalais restent à El Hierro, la plupart sont renvoyés à Tenerife puis sur la péninsule espagnole. Grâce à des contacts je rencontre José, ce jeune retraité récupère le bois rouge des « cayucos » (pirogue en espagnol), pour en faire des œuvres d’art sur ces histoires d’exil. José me raconte ce qu’il sait de ces traversées : les cinq à neuf jours en mer avec le bruit constant du moteur hors-bord, les repas de riz et de semoule de couscous cuisinés à l’avant de la pirogue, les pêcheurs se faisant passeurs parce qu’ils ne pêchent plus rien chez eux, les grands bidons d’essence, les habits trempés, l’insalubrité à bord, et les disparus en mer, avalés par la houle …

José me présente un jeune ami à lui d’origine malienne, Abdela*, il est arrivé il y a plusieurs années à El Hierro en pirogue, étant mineur il a été accueillit par un centre public de l’île. Hasard de la vie, une canarienne a décidé de l’adopter. Entre deux services dans le restaurant où il travaille, il me raconte brièvement le trauma de la traversée. Si on lui demande de le faire à nouveau aujourd’hui, jamais il n’y retournerait. Lui ne voit pas en quoi avec notre voilier de 12 mètres, nous pourrions être d’une quelconque aide pour les passagers des pirogues. Il me conseille tout de même de prendre quelques vivres à bord, si jamais nous rencontrions une embarcation égarée, mais sinon il dit qu’il vaut mieux se croiser de loin pour éviter les mouvements de foule.

Quelques jours plus tard, une fois les préparatifs terminés nous partons en direction du Sénégal. Nous prévoyons sept jours de mer. Notre plus grande traversée depuis notre départ de Bretagne. Et le deuxième jour, en fin d’après-midi, nous croisons la route d’une pirogue sur notre bâbord, elle fait route vers le nord en direction des Canaries. Elle est à une centaine de miles de l’île de El Hierro, à peu près un jour de navigation. Nous pensons qu’il y a environ 80 personnes à bord. La proue de la pirogue monte et descend dans les vagues de un mètre qui leur font face. Elle se trouve à plus d’un kilomètre de nous, nous leur faisons des signes avec nos bras et ils nous répondent en nous saluant, mais on est trop loin pour s’entendre. Tout va très vite. Ils semblent ralentir, puis continuer leur route. Nous débattons sur ce que nous devons faire. Affaler les voiles, faire route au près pour essayer de les rattraper, continuer dans notre direction ? Ils ne semblent pas être en demande d’aide, mais nous sommes trop loin pour en être sûrs et certains. Au final, ils continuent leur route et nous faisons de même. Aujourd’hui nous regrettons de ne pas nous être arrêté en nous mettant à la cap, afin d’être sûr et certains qu’ils n’étaient pas en demande d’aides.

Une fois arrivé.e.s au Sénégal nous découvrons que le sujet de « l’émigration clandestine » est de toutes les conversations. Dans les journaux, autour d’un thé, à la radio tout le monde parle de l’émigration et de la fuite de la jeunesse sénégalaise. Lors d’une balade sur la plage de Hann à Dakar, je rencontre une bande de jeunes pêcheurs et leur montre les photos des « cayucos » de El Hierro. Ils reconnaissent une pirogue qui est partie d’ici il y a quelques semaines. Ces jeunes m’expliquent l’économie de ce périlleux voyage, le « billet » pour les Canaries coûte entre 400 et 700 €, s’il y a 100 personnes à bord, cela peut faire jusqu’à 70 000 € par traversée. Ceci doit payer la pirogue, qui coûte environ 15 000 €, les moteurs hors-bord de 60 à 70 chevaux, souvent achetés en Gambie (je n’ai pas su combien coûtait un moteur exactement, mais il semblerait que les prix soient à peu près ceux du marché européen, vers 9000 € le moteur) et le capitaine de la pirogue. La plupart du temps, celui-ci est un pêcheur qui se convertit en passeur, car il n’arrive plus à gagner sa vie, parfois c’est même le propriétaire de la pirogue. En effet, depuis plusieurs années, les eaux normalement poissonneuses du Sénégal sont surexploitées… De nombreux pêcheurs accusent les chalutiers chinois, russes et européens d’avoir vidé les eaux de leur pays. Ces mêmes pêcheurs cherchent maintenant à rejoindre les Canaries pour gagner leur vie. Cette émigration touche toutes les classes sociales, puisqu’il est devenu très difficile d’obtenir un visa pour l’Europe.

Dans le Siné Saloum, un delta au sud de Dakar, nous avons rencontré Abdou*, il a fait la traversée vers les Canaries en 2006, rapidement il a travaillé dans les champs en Espagne et en France. Au bout de six ans en Europe, il a pu rentrer voir sa femme au Sénégal. Depuis, il revient au Sénégal tous les deux ans pour quelques mois. Après quelques jours dans ce village, nous apprendrons qu’il y a deux semaines, trois habitants ont perdu la vie lors d’une tentative de traversée. La pirogue est partie en direction des Canaries lors d’une mauvaise fenêtre météo. Les vagues ont ralenti la progression, au bout de sept jours ils sont tombés à court d’essence. Les pêcheurs à bord ont alors construit un gréement de fortune pour rejoindre les côtes de la Mauritanie, grâce au vent portant du nord. Plusieurs personnes sont mortes de soif et d’épuisement. Trois survivants sont rentrés au village quelques jours avant notre arrivée. Tout le monde explique que c’est une tragédie, mais peu de personnes disent qu’il faut arrêter de partir pour autant. Le discours du fils du chef du village à ce sujet résume l’ambiance générale. « C’est un pari très risqué ! Si tu réussis tu gagnes beaucoup, si tu perds, tu perds tout ! Pourquoi rester ici ? Il n’y a pas de travail ! Alors que tu peux gagner beaucoup d’argent en Europe. Regarde le village voisin, il y a plein de maisons à deux étages grâce à l’argent de l’émigration ! ». En effet, Niodior, le chef lieu du secteur a vu beaucoup de ses enfants périr en mer, mais certains sont arrivés jusqu’en Europe et financent des constructions de plus en plus nombreuses. Le fils du chef peut donc dans la même conversation désapprouver l’émigration et « l’encourager » pour le développement du village.

Cette tragédie de l’émigration clandestine nous a suivi jusqu’au Cap-Vert. Puisqu’au moment d’écrire ces lignes j’apprends par la radio cap-verdienne que deux pirogues viennent de s’échouer sur les plages de l’île de São Vincente. Selon les autorités, dans l’une d’elle il y avait 64 personnes à bord au départ des côtes africaines, il restait 5 survivants après leur échouage au Cap-Vert… Le journaliste ne dit pas combien de temps ils ont erré en mer faute d’avoir atteint leur but, les Canaries …

L’Europe forteresse, vendeuse de rêves de richesses tue à terre et en mer.

*Prénom modifié