Le tamazight au Maroc : entre reconnaissance officielle et lutte

J’ai profité de notre passage au Maroc pour faire un reportage en breton sur la langue tamazight1 pour le média Dispak. Voici une version française revisitée de ce reportage sur la langue « berbère », parlée encore par 30% de la population. Cette langue marginalisée par le pouvoir suite à l’indépendance du pays a été reconnue officiellement en 2011. Les luttes de personnalités amazighes et les enjeux géopolitiques y sont pour beaucoup. Pourtant, la langue serait en péril du fait de l’exode rural et pour certains militants ces acquis restent symboliques.

La première fois que je me suis promené dans les rues de Rabat, la capitale du Maroc, où nous avons attaché les amarres à notre arrivée dans ce pays, j’ai tout de suite remarqué les inscriptions originales à côté de l’arabe littéraire sur de nombreux bâtiments publics. J’ai vite compris qu’il s’agissait du tifinagh, l’alphabet du tamazight, la langue des « berbères » comme les ont appelé le colonisateur romain au Ier siècle après Jésus Christ. La plupart des locuteurs actuels préfèrent s’appeler « Amazigh », ou « Imazighen » au pluriel, « les hommes libres » dans leur langue, le « gh » se prononçant « r ».

Le tamazight a été parlé au Maroc et au Maghreb bien avant l’arabe ou le latin, mais après l’indépendance du pays en 1956, la langue a été marginalisée par le royaume Chérifien, qui souhaitait développer l’utilisation de l’arabe littéraire dans la population. Actuellement, d’après les chiffres officiels, plus de 10 million de personnes parleraient tamazight au Maroc, mais ce chiffre est débattu, le dernier sondage manquant de précisions.

Au Maroc, ce n’est pas à Rabat que se trouve la majorité des locuteurs de tamazight, mais dans les villages du Haut et Moyen Atlas, dans le Rif au Nord ou dans le Souss au Sud, dans ces régions le tamazight est parfois la langue de la vie courante dans les villages. Bien évidemment, la langue a des variantes en fonction du territoire, on parle le tarifit dans le Rif, le tamazight dans les montagnes de l’Atlas et le tachelhit au Sud. Le terme « tamazight » englobe maintenant toutes ces variantes. Cette langue ne s’arrête pas aux frontières du Maroc, en Algérie, en Tunisie, en Libye, en Égypte et au Mali le tamazight est utilisé de façon courante. Tout comme dans bien d’autres pays où se trouve la diaspora amazighe.

Finalement, en cherchant un petit peu, il n’a pas été difficile de trouver des locuteurs tamazight à Rabat. En effet, de nombreux commerçants sont amazighs et nous rencontrons rapidement Marouan un jeune rappeur travaillant dans une radio associative, originaire du Sud du Maroc, il parle couramment le tachelhit. « La première fois que je suis allé à l’école, je ne parlais que tachelhit et j’avais des cours d’arabe classique et de français avec un enseignant qui m’expliquait cela en darija marocain ! Ça a été vraiment compliqué pour moi d’appréhender toutes ces langues », m’explique-t-il dans un très bon français. Aujourd’hui, le jeune marocain rappe en tamazight et en darija, sous le nom de Cain. La darija est « l’arabe du maroc », c’est la langue parlée par la grande majorité de la population. Elle n’est pas enseignée et n’a pas de calligraphie établie, c’est une langue principalement orale distincte de l’arabe classique. D’après Marouan, les phrases de la darija se forment sur le modèle du tamazight, on peut y entendre des mots français, anglais, espagnols ou tamazight aux côtés de l’arabe.

À Rabat se trouve également l’Institut Royal de la Culture Amazighe (IRCAM), créé en 2001, il se trouve dans un grand bâtiment moderne dans le quartier universitaire de la capitale. J’y suis accueilli par Moha Moukhlis, un ancien militant de la cause amazighe, maintenant en charge de la communication extérieure de l’institut. « Dans les années 1980, il fallait se cacher pour écrire le tamazight, des militants ont été emprisonnés. Nous avons gagné nos droits petit à petit, grâce aux luttes internes et externes de la diaspora », m’explique-t-il dans son bureau. Selon lui, plusieurs causes expliquent la reconnaissance actuelle de la langue : « il y a eu l’intronisation de Mohammed VI, en 1999, suite au décès de son père Hassan II, la politique a commencé à changer. Et bien sûr, la fin des régimes arabo-baathistes en Irak, en Libye et en Égypte a permis un retour de l’identité amazighe. Aujourd’hui, le Maroc veut être un exemple de la reconnaissance de la culture amazighe au Maghreb ».

En effet, dans les années 2000, une chaîne télé en tamazight voit le jour, des films, des séries télé et des reportages sont toujours produits chaque année. À partir de 2003, le tamazight est enseigné dans certaines écoles primaires publiques. D’après le gouvernement, en 2022, 1200 écoles publiques ont donné accès à des cours de tamazight en primaire, ce qui représente 15% de l’ensemble du réseau. Mais le privé se développe rapidement au Maroc et l’enseignement du tamazight, qui se restreint au primaire, est toujours considéré comme une matière optionnelle. C’est ce que m’explique Ilham Bouagal, enseignante dans une école de Salé, la banlieue de Rabat : « Je suis l’unique enseignante de tamazight de mon école où il y a 250 enfants. J’enseigne pour six classes différentes de première et de deuxième année, des enfants qui ont entre sept et huit ans. Chaque classe a trois heures de tamazight par semaine, mais les plus grands n’ont pas de cours de tamazight… »

La transmission orale dans le cadre familial reste donc la principale source d’apprentissage de la langue. Jusqu’au début des années 2000, il n’existait pas de forme écrite officielle du tamazight. « Il y a eu un grand débat au sein des chercheurs de l’IRCAM, il s’agissait de décider si on allait utiliser les caractères latins, arabes ou tifinagh pour écrire notre langue. Je défendais l’utilisation du latin, compris par beaucoup de personnes au Maroc et qui permet de diffuser facilement la langue à l’étranger. Mais c’est le tifinagh qui fut adopté pour des raisons symboliques et historiques », précise Moha Moukhlis. Jusque dans les années 1950, la calligraphie tifinagh n’était pas utilisée au Maroc, elle vient à l’origine des touaregs du Sahara et fut apportée au Maroc par des intellectuels imazighen. La plupart des locuteurs de tamazight que j’ai rencontrés au Maroc étaient déçus par ce choix, beaucoup ne savent pas lire cette calligraphie et auraient préféré que la langue soit écrite en caractères latins. L’enseignante Ilham Bouagal, défend tout de même ces symboles : « Le tifinagh est très intéressant pour travailler avec des enfants, puisqu’il s’apprend très facilement. C’est comme un atelier de dessin et comme un son correspond à un symbole il est impossible de faire des fautes d’orthographes. Pour les adultes, il suffit de deux ou trois heures d’apprentissage pour pouvoir lire et écrire en tifinagh ! ».

L’officialisation de la langue en 2011, suite à l’instauration d’une nouvelle constitution après le « Printemps arabe » a permis le développement de la calligraphie tifinagh dans l’espace public. Mounir Keji, un militant amazigh rencontré à Rabat parle lui de « Printemps des peuples » : « Il n’y avait pas que des arabes dans les manifestations, les régions amazighes ont beaucoup participé aux mobilisations ». Selon lui, le statut du tamazight et la reconnaissance identitaire des imazighen a connu de grands changements ces dernières années, mais d’un autre côté jamais la langue n’aurait été autant en danger : « Depuis l’indépendance, la langue arabe s’est diffusée très rapidement dans la société, avec l’exode rural, de nombreux amazighs arrêtent d’utiliser leur langue natale et les réseaux sociaux empirent la situation. Il manque énormément d’argent pour développer la langue et elle n’est enseignée ni au collège, ni au lycée ! ». Si la langue reste en danger, on observe une importante quête identitaire des racines amazighes. De nombreuses personnes procèdent à des tests ADN pour prouver que leurs ancêtres sont originaires d’Afrique du Nord et non uniquement du Moyen Orient.

Cependant, bien avant le combat pour la diffusion de la langue, ce qui importe à mes différents interlocuteurs c’est le développement économique des régions amazighes. C’est le cas de la région du Rif, au nord, ou d’importantes manifestations, violemment réprimées, ont eu lieu entre 2016 et 2017, lors du mouvement du « Hirak ». Les rifains sont descendus dans la rue pour réclamer davantage d’égalité sur les plans sociétaux et économiques. Les personnes que j’ai rencontrées dans la capitale de la région, Al Hoceima sont attachées à leur identité amazighe mais ils s’inquiètent davantage du futur économique de la ville que de l’avenir du tamazight. C’est le cas d’Ibrahim2, un ancien pêcheur : « ici il n’y a pas d’industries, les jeunes émigrent et tout ce que nous avons du gouvernement c’est un nouveau commissariat et un nouveau tribunal, suite aux derniers événements ».

Le militant Mounir Keji est bien conscient de cette situation : « L’un des enjeux est le développement économique des régions amazighes, dans le haut Atlas ou à l’est du pays, il y a des régions très pauvres où il manque des routes, des hôpitaux, des écoles pour vivre de façon décente ».

  1. Voir aussi sur Dispak l’interview de Karima Ziali sur la langue Amazigh au Maroc (en breton). ↩︎
  2. Le prénom a été changé dans le texte. ↩︎

Quentin